L'astronomie et son histoire :
Premiers travaux mathématiques
Kepler se marie le 27 avril 1597, avec Barbara Müller ; c’est un mariage d’amour, organisé par ses proches. Paysanne au caractère fort, elle lui donne trois enfants et s’occupe avec ferveur et efficacité de son foyer. Mais la mort de leur fils Friedrich, victime de la peste Hongroise à l’âge de sept ans, l’anéantit. Elle se suicidera un an plus tard, en 1612. Sur le plan scientifique, Kepler ne tarde pas à affirmer ses positions. Il réunit ses premières réflexions sur le mouvement des planètes et l’organisation de l’univers dans le Mystère Cosmo graphique, un ouvrage paru en 1596 et qui le place d’emblée à l’avant-garde des astronomes de son temps. Brillant et passionné, parfois d’une naïveté émouvante, ce livre est rien de moins que le premier plaidoyer convaincant pour la théorie copernicienne. Il constitue également l’acte fondateur d’une nouvelle science : l’astrophysique, car à la différence notable de ses contemporains, Kepler s’intéresse à l’étude des causes qui régissent l’organisation des planètes. Kepler y propose notamment un modèle du système solaire basé sur des polyèdres réguliers. Il imagine une « âme » qui attire les corps inertes vers le Soleil et induit le mouvement des planètes. Il tente même de la décrire par une loi mathématique liant la période de révolution des planètes à leur distance au soleil. Magnifique intuition, mais basée sur des concepts erronés d’optique et de dynamique… Non décidément, ce n’est pas assez mûr. Il lui faudra encore vingt ans d’effort et de réflexion pour comprendre et établir l’Harmonie du Monde.
Mathematicus impérial
La théorie des solides emboîtés permet à Kepler, alors obscur professeur de mathématiques à Graz, d’entrer en contact avec ses déjà illustres contemporains : Tycho Brahe [1546-1601], astronome danois qui a fait construire le fameux Uraniborg (littéralement Palais des Cieux), probablement le plus important observatoire d’Europe de l’époque ; et plus tard Galilée [1564-1642]. Tycho Brahe occupe depuis 1599 la charge de mathematicus impérial à la cour de Rodolphe II à Prague. Séduit par le Mystère Cosmographique, il invite Kepler à le rejoindre. C’est une proposition extraordinaire, et qui tombe à pic : protestant peu toléré, savant poursuivi pour ses idées coperniciennes, Johannes Kepler doit s’exiler. Il se réfugie à Prague en 1600, et devient l’assistant mathématicien de Tycho Brahe. Celui-ci se débat depuis quelques années déjà avec l’inextricable mystère de l’orbite de Mars. Il dispose, grâce à Uraniborg, d’observations astronomiques à la fois fiables, précises et complètes, mais ne parvient pas à les exploiter. Or Kepler, le bigleux incapable d’observations, est un extraordinaire manipulateur de chiffres. Il se prend immédiatement au jeu et poursuit l’effort même après la mort de Brahe en 1601, lorsqu’il lui succède comme mathematicus impérial. Notons en passant que c’est une position rare, qu’il occupe jusqu’en 1612 et qui offre des privilèges inespérés au fils de l’aubergiste et du mercenaire. Mais revenons à l’orbite de Mars, car ce n’est pas une mince affaire. Qu’en est-il précisément ? Pour l’astronomie classique, celle en laquelle croit encore Kepler mais qu’il s’apprête à révolutionner, les orbites des planètes sont circulaires, et il suffit donc de quelques observations pour en déterminer tous les paramètres. Grâce aux données pléthoriques amassées par Tycho Brahe, il peut calculer plusieurs jeux de paramètres et les affiner à l’envie. Bref, pour Kepler, c’est a priori un travail simple et banal, quelques feuillets à noircir, l’histoire de quelques mois tout au plus. Pourtant Mars lui résiste – elle résiste même bien, six longues années. De toute évidence, l’orbite de Mars n’est pas circulaire. Kepler, coincé comme tous alors dans les modèles antiques, enraciné dans les certitudes astronomiques de son époque, doit déployer des trésors d’imagination et d’audace intellectuelle. Il laisse vagabonder son esprit, hésite, s’enhardit, doute – confirme enfin ce que son intuition lui souffle : Mars la rouge suit une trajectoire elliptique, dont le soleil est un foyer. Mieux encore : le rayon qui relie Mars au Soleil balaie des aires égales pendant des durées égales ; cette aire peut donc être utilisée comme une mesure du temps. En étudiant l’orbite des autres planètes du système solaire, il prouve l’universalité de ce que l’on appelle désormais les première et deuxième Lois de Kepler, qu’il publie dans l’Astronomie Nouvelle en 1609. Il est impossible de dire l’importance inouïe de cette découverte ; qu’on songe simplement qu’Isaac Newton [1643-1727] a déduit, par le calcul, la Loi de l’attraction gravitationnelle à partir des Lois de Kepler. Kepler vient d’entrer, de plein pied, au Panthéon des génies de l’humanité.
L’optique
Pendant sa bataille avec Mars, Kepler prend conscience de l’importance de maîtriser les concepts et phénomènes optiques pour ses travaux astronomiques. C’est une culture que n’avait pas son maître Maestlin, et qu’il se forge seul en étudiant notamment les œuvres de l’Anglais Roger Bacon [1214-1294] et de l’Arabe Al Haytham [965-1039]. Il publie Astronomia pars Optica en 1604, dans lequel il propose la première étude mathématique de la camera obscura et de la réfraction dont il donne la loi i = n × r (limite aux petits angles de la loi de Descartes-Snell). Il s’intéresse aussi au mécanisme de la vision, et soutient l’hypothèse d’une formation des images sur la rétine… Ce premier livre sur l’optique est essentiellement une synthèse des connaissances de l’époque, présentées sous un angle étonnamment moderne, dans un objectif pratique : servir ses travaux d’astronomie. Son second ouvrage Dioptricae, paru en 1611, est plus original. Il y établit la théorie des lentilles et de leurs combinaisons, et explique notamment le fonctionnement de la lunette avec laquelle Galilée vient de découvrir les satellites de Jupiter. Kepler passe ainsi dix années paisibles et scientifiquement très productives à Prague, dans une position confortable et prestigieuse. Sa situation se dégrade brutalement en 1611 avec, successivement : la mort de son fils Friedrich ; le suicide de sa femme Barbara ; l’abdication de son protecteur, l’empereur Rodolphe II, pour son frère Matthias… De plus, ses prises de position scientifiques sont suspectes aux yeux de l’église et lui valent d’être excommunié en 1612. Ainsi, pour mille raisons, l’air de Prague lui devient irrespirable. Kepler doit quitter la capitale de l’Empire. Il s’installe à Linz, en Autriche. Veuf depuis peu, l’ex-mathematicus impérial est un bon parti et devient un homme courtisé. Il épouse en secondes noces Susanne Reuttinger, la fille de l’hôtelier de la ville voisine d’Eferding, avec qui il a sept enfants. C’est un mariage heureux. Détail amusant et signe de son insatiable curiosité d’esprit, Kepler remarque en achetant le vin pour son repas de noces que les volumes des tonneaux sont estimés selon une méthode archaïque et grossière (déduction du volume à partir de la mesure de la diagonale). Il s’intéresse alors aux solides de révolution, dont il calcule la contenance par la méthode des indivisibles (un précurseur du calcul infinitésimal), et publie ses résultats dans Nova Stereometria Doliorum vinarorum en 1615. Cette même année, sa mère Catherine est accusée de sorcellerie. C’est une charge grave, qui peut lui valoir le bûcher. Johannes Kepler doit intervenir : le procès dure six longues années au cours desquelles Catherine, âgée de soixante-dix ans, passe plusieurs mois en prison à Güglingen. Finalement reconnue innocente, elle est relaxée en 1621.
L’harmonie du monde
Malgré son exil à Linz, Kepler reste avant tout un astronome. Son œuvre contient en filigrane la conviction profonde que l’Univers est soumis à des lois harmoniques. Cette foi en une Harmonie du Monde (le titre du livre qu’il publie en 1619 et dans lequel il attribue aux planètes un thème musical) le conduit à la découverte – tellement improbable, tellement troublante, tellement fantastique – de sa troisième Loi, selon laquelle le carré de la période de révolution de chaque planète autour du soleil est proportionnel au cube du demi-grand axe de sa trajectoire elliptique. Un moment d’intuition et de découverte si intense qu’il en fixe, avec une émotion vibrante, la mémoire dans l’énoncé de sa loi. Le calcul des tables astronomiques fait partie intégrante de la charge d’astronome, ou de mathematicus impérial. Kepler s’en est toujours acquitté ; pour autant, c’est une tache fastidieuse et laborieuse. Les logarithmes inventés par John Neper [1550-1617] en 1614 sont un soulagement pour toute la confrérie, mais ils restent mystérieux, donc d’une fiabilité douteuse. Convaincu pour sa part par ce nouvel outil, et en réponse au scepticisme railleur de son ancien maître Maestlin, Kepler s’emploie à expliquer leur fonctionnement et démontre leur pertinence mathématique dans Chilias logarithmorum. Il améliore la méthode de calcul de Neper, et établit une nouvelle table de logarithmes par une méthode géométrique. En 1627, Kepler publie à Ulm son œuvre maîtresse, les Tables Rodolphines, qui font magnifiquement la synthèse de son travail de mathématicien et d’astronome, et des observations de Tycho Brahe. Ces tables, fait rare et remarquable dans la connaissance mouvante des choses célestes, restent exactes pendant plusieurs décennies – confirmant avec éclat l’exactitude des Lois de Kepler, et la pertinence du modèle copernicien.